Sezione Locale della Società Psicoanalitica Italiana
di Roberta Guarnieri
Avant-propos
Etre en mesure de penser à la nuit tragique qui a balayé l’Europe il y a seulement quelques décennies, est une sorte de nécessité et de devoir que je ressens personnellement depuis très longtemps ; nombreuses ont été les figures qui m’ont accompagné. Autant de présences qui ont changé ma façon de concevoir les événements historiques et ce qui réside dans un rapport à l’histoire que seule la pensée de Walter Benjamin m’a permis d’approcher. Je réserve à la nuit, dans son silence, la lecture de certains textes que je n’oserais jamais reprendre à la lumière du jour. Pendant la journée, pour moi, la “vita activa” m’incite à la pensée critique et à l’action.
En tant que psychanalyste, je m’intéresse à une pensée psychanalytique “radicale”, capable d’emprunter des voies inconfortables et critiques par rapport à ce qui peut apparaître comme psychanalytiquement “correct”.
Une radicalité propre à Freud et au freudisme : pousser les découvertes de ‘notre science’ jusqu’à leurs “conséquences extrêmes” (Freud, Lettre à F. van Eeden, 28 décembre 1914, citée par C. Musatti dans Note éditoriale, Considérations actuelles sur la guerre et la mort (OSF, edition italienne)
La contribution de Laurence Kahn s’inscrit à mon sens dans cette perspective, radicale et critique, et cela rend compte de la décision, de traduire son dernier livre ” Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse ” (Paris, PUF, 2018).
Ma contribution sera aussi en partie un commentaire sur certains chapitres du livre dans lesquels la référence à Psychologie des masses et anlyse du moi (PMAM) est au premier plan. C’est d’ailleurs déjà le cas dans les pages du premier chapitre, “La loi hors la loi“.
La grande désillusion
La psychanalyse occupe une position très particulière dans le débat sur les phénomènes de masse du vingtième siècle, sur la Shoa et sur le totalitarisme.
Elle était l’objet de la destructivité du régime national-socialiste qui venait d’arriver au pouvoir : la réflexion de Laurence Kahn, qui retrace les débats et les affrontements au sein de l’IPA de la fin des années 1920 à 1933 et prend en compte le contenu idéologique de Mein Kampf, en vient à affirmer que pour Hitler, l’ennemi était précisément le professeur de Vienne, le “grand désillusionniste”, celui qui avait les moyens de combattre la flatterie des illusions concoctées par les nazis, et par les fascistes en Italie et ailleurs, en forçant les mécanismes d’identification et la position de l’Idéal du moi.
Les phénomènes de masse des régimes totalitaires, nazisme et fascisme, sont largement connaissables dans leurs mécanismes psychiques, au niveau individuel et collectif, grâce à l’apport de la psychanalyse.
La dynamique pulsionnelle en jeu, la prise en charge des pulsions de mort et de vie et la présence des pulsions dites inhibées dans le but, le poids du narcissisme, la centralité de l’instance Idéale du Moi, le lien indissociable entre ” psychologie ” individuelle et ” psychologie collective “, … sont les points de repère psychanalytiques pour pouvoir pénétrer un terrain historiquement déterminé, dans lequel ils ont trouvé une composition spécifique et inédite.
Ces phénomènes de masse, comme nous le savons, ont pu s’affirmer sur la base d’une distorsion de la base juridique, du contrat qui lie les individus et les citoyens entre eux – en Allemagne par exemple et aussi en Autriche – dans une République régie par une Constitution (Kelsen, juriste lié aux groupes politiques socialistes et libéraux en Autriche, auteur du texte de la Constitution autrichienne, a participé pendant quelques mois aux réunions du mercredi chez Freud – je remercie Riccardo Galiani pour cette information).
Les événements meurtriers et catastrophiques du régime nazi et du fascisme italien, ainsi que les régimes collaborationnistes dans d’autres pays européens, en premier lieu la France – ont montré ce que Freud avait lucidement vu déjà dans les années 1920 : dans cette décennie où tout en Europe – dévastée par la Première Guerre – est remis en question, sur le plan politique, social, culturel, le regard critique et désabusé du psychanalyste Freud – car l’homme, lui, a longtemps entretenu une certaine confiance qu’il a fallu ensuite revoir à la baisse – nous interroge : le passage entre les deux textes, Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915) et Pourquoi la guerre ? (1933). Il a été amené à une remise en question “hérétique” à ses propres yeux, mais nécessaire, afin d’inclure la violence extrême, la destructivité et les phénomènes de masse dans le cadre théorique psychanalytique.
Le troisième chapitre du livre de L. Kahn est significativement intitulé “L’hérésie freudienne“. J’en cite un long extrait qui est particulièrement pertinent autour des questions discutées ci-dessus.
” Certes, Freud ne découvre pas pour la première fois combien les mobiles idéaux placés au premier plan du conscient peuvent capter la destructivité sous le couvert du gain narcissique procuré par l’immersion dans la masse. L’éthique, à dire vrai, s’arrime au point le plus faible de toute civilisation; quelle que soit la route choisie, la des- tructivité, trait inaltérable de la nature humaine, l’y suivra toujours. Mais, à l’heure de son échange avec Einstein, et confronté à la question de savoir quelle force peut encore être mise au service du droit, il tire le plus loin possible les conséquences de l’introjection de la destructivité et de son retournement contre le moi en tant que « conscience morale ». Il semble ainsi prendre littéralement à revers la «nature» de la race promulguée par les nazis, en répondant: quels que soient les aléas de l’histoire, «à côté» des satisfactions revendiquées, malgré les haines proclamées, par-delà les promesses illusoires entretenues par l’« ordre nouveau » – nous sommes en 1933, Freud ne désigne que les bolcheviques –, il restera toujours le programme naturel de l’humain qui continue de travailler silencieusement sur le champ de bataille pulsionnel, là où s’affrontent pulsion de vie et pulsion de mort, au carrefour de la vie et de la survie. En outre, par le seul fait du conflit pulsionnel qu’il alimente constamment, il ne cesse de mettre en mouvement de nouvelles créations, de nouveaux compromis, lesquels concourent à résoudre cette autre discorde – distincte de l’« opposition vraisemblablement inconciliable des pulsions originaires, Éros et mort» – où se combattent la revendication individuelle du bonheur et la limitation des plaisirs pour la communauté civilisée.” (L. Kahn, op. cit. p.60)
Violence et droit
Rappelons que c’est en 1921 que Walter Benjamin a écrit son ouvrage Pour la critique de la violence et qu’au cours de ces mêmes années, de nombreuses questions fondamentales liées au droit dans son rapport avec la démocratie étaient discutées. L. Kahn, dans ses recherches, suit de près les arguments de O. Jouanjan dans son livre, Justifier l’injustifiable.
Rappelons également que c’est en 1921 que l’Armée rouge a gagné sur l’Armée blanche; on en trouve également des échos dans le PMAI.
La conviction du psychanalyste Freud qu’en l’homme réside une violence meurtrière que l’œuvre de la civilisation ne peut que très fragilement endiguer, est explicitée et repensée de manière sensiblement différente de ce qui avait déjà été conçu dans Totem et Tabou (1911) avec l’instrument analytique. Nous reviendrons sur ce point plus tard.
Revenons maintenant sur le parcours de la recherche historique et psychanalytique de L. Kahn. La création d’un régime fondé sur la subversion de la loi avait décrété la légalité du meurtre et fondé le nouveau “droit” nazi, par la création d’un régime dans lequel seuls ceux qui étaient liés par l’homogénéité du “sang et du sol” étaient titulaires de droits, qui ne devraient même pas être appelés tels, étant plutôt des règles d’adhésion au fonctionnement d’un “État” conçu et administré de facto comme une armée.
Les phénomènes de masse du vingtième siècle sont donc intimement liés à l’usage, licite et légalisé, de la violence : ils ne sont rien d’autre que cela, pourrait-on dire. Une violence agie parce que rendue possible et légalisée par la subversion des lois qui régissent l’État au point de transformer ce que les Tables de la Loi, ce qui dans notre culture a pris cette forme, avaient imposé aux hommes : le commandement “ne pas tuer”, qui devient nécessaire – écrit Freud – pour endiguer le puissant désir de meurtre présent chez l’homme, en son contraire. Mais ce qui est important, et ce que le livre de Jouanian nous permet de comprendre, c’est que cette subversion a eu lieu au sein du “discours juridique”, démantelant le droit positif pièce par pièce et abolissant totalement, à la fin, le principe du tiers.
La masse
La cohésion de la masse, les identifications collectives avec le semblable et la prise en charge du chef, le Führer, comme objet idéal, sont les structures qui combinent la “psychologie collective” et la “psychologie individuelle” – dans les termes de Freud, qui ne signifie pas “psychologie” en termes descriptifs, mais psychologie des profondeurs, et qui entraînent donc une dynamique à tous les niveaux de l’appareil psychique individuel et de l’organisation qu’est la dite masse.
À ce stade, une question très importante se pose : le déchaînement de la violence – légale, rappelons-le toujours – a mis en évidence l’activation, sur la scène mondiale, d’une régression au niveau collectif, recréant les conditions de la soi-disant “horde” en présence de l’Urvater, mis en avant par Freud à partir de Totem et Tabou, comme fondement du lien social, ou faut-il penser que, sur la base des mêmes facteurs, individuels et collectifs, quelque chose de nouveau s’est manifesté, à l’échelle collective mais aussi individuelle ? C’est la question radicale que N. Zaltzman pose également dans ses réflexions, notamment dans son livre L’ésprit du mal, Zaltzman émet l’hypothèse d’une condition dans laquelle nous n’avons pas affaire à une régression de la civilisation, mais à une “post-histoire”, dans laquelle la violence meurtrière – des frères coalisés – n’est pas suivie par la création d’un “totem” ou la formation d’un tabou, comme base d’une coexistence fondée sur l’établissement d’une loi, mais plutôt la horde reste telle et la violence pulsionnelle destructrice n’est pas transformée par l’inhibition en un but qui serait, sur le plan psychique, la seule voie viable.
Attardons-nous au moins un peu sur le texte de 1921 intitulé Psychologie des masses (PMAM). Les années entre 1915 et 1933 ont été des années cruciales pour l’Europe en particulier, et la psychanalyse, Freud en tête, les a traversées sans jamais cesser de réfléchir, d’écrire, de débattre et d’échanger à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté analytique : une communauté qui a toujours été non pas tant internationale que cosmopolite. J’aime à me rappeler, en relisant les premières pages des Considérations, ce que Freud écrit, Freud le Juif en l’occurrence, à propos de la patrie, qui ne peut être, pour les membres de son peuple, qu’une patrie de choix. Ce sera l’un des points sur lesquels se greffera le droit allemand nazi. Et je voudrais aussi rappeler la manière, pour moi extraordinaire, dont J. Altounian a paraphrasé les premières lignes de l’Autobiographie : “Freud, chez qui la création de la pensée psychanalytique émane d’un “emboîtement” de cultures différentes et qui a pu comparer les changements du développement humain à ceux d’une migration plus ou moins réussie (Introduction à la psychanalyse, lec. 22), le symptôme à un corps étranger jouissant du privilège d’extraterritorialité (Inhibition, symptôme et angoisse), l’éloignement à un refus de traduction (lettre du 6 décembre 1896 à W. Fliess), il a certainement dû comparer les modifications du développement humain à celles d’une migration plus ou moins réussie (Introduction à la psychanalyse, lez. Fliess), il a certainement dû entretenir, dans son inconscient, une familiarité troublante avec ces transferts, glissements, déviations, tournants, traces, scissions, refoulements, persécutions et éloignements… pour avoir pu les transposer si bien dans son appareil conceptuel et dans la dynamique même de sa méthode d’investigation, la cure (psychanalytique)”. ( J. Altounian, Traduire le trauma colectiv, Dunod, Paris)
Ces références me semblent à ne pas négliger pour comprendre comment Freud, analyste et homme, a abordé les questions de l’État, de la collectivité, de la relation entre l’individu et la collectivité et de la nécessité de considérer la soi-disant “psychologie collective”, comme il l’a fait, de manière directe, dans le texte de “21”.
La horde : régression ou post-histoire
S’il y a une question centrale dans le PMAI, elle concerne la localisation de la horde primitive au début du processus d’hominisation et d’humanisation. “Nous nous sentons donc obligés de corriger l’affirmation de Trotter selon laquelle l’homme est un animal vivant dans un troupeau en soutenant qu’il est plutôt un animal vivant dans une horde, un être individuel appartenant à une horde dirigée par un chef suprême”. (OCF-P, XI )
Le mythe scientifique qui a émergé de Totem et Tabou une décennie plus tôt devient ici le noyau conceptuel qui permet à Freud de penser l’existence de la “masse”, la position de l’individu en tant que partie d’une masse, extemporanée ou artificielle – les différences sont de toute façon cohérentes – les modifications internes du Moi avec la formation de l’Idéal du Moi et, comme lien entre tout cela, la présence nécessaire d’un chef, un Fhurer, pour que la masse puisse s’appeler ainsi et que le lien affectif entre les individus présente ces caractéristiques de soumission, de désir d’être dominé, d’identification réciproque au semblable, de reconnaissance du pouvoir absolu du chef, du gain narcissique en termes de protection et de sécurité, de la possibilité de régulation, de l’extérieur, des pulsions : tout cela rendu possible par l’efficacité, chez l’individu mis en condition de devoir faire partie d’une masse, d’être soumis au travail de suggestion.
Le raisonnement de Freud que nous voyons se déployer devant nous fait apparaître un être humain non seulement fragile et impuissant face aux pulsions qui lui appartiennent et dont la satisfaction directe, précisément parce qu’il fait partie d’une communauté qui serait née d’un nécessaire confinement de la satisfaction pulsionnelle directe – les pulsions peuvent rester telles même si elles sont inhibées dans le but pour Freud – mais encore plus faible et impuissant parce que les traces de la présence de ce qu’il appelle l’Urvater subsistent et, sous certaines conditions – lesquelles ? – ils rendent possible que l’Idéal du Moi de cet individu, ou plutôt de ces individus, construit sur la base de multiples influences, de multiples identifications – Freud en fait ici la liste – se modifie jusqu’à devenir le lieu, la fonction par laquelle revient sur la scène cette puissance terrifiante, cruelle, omnipotente, qui serait présente en permanence dans notre inconscient, seulement en partie évacuée par le travail de la Kultur, de la civilisation.
( …. à suivre. Ce court texte et sa suite sont un travail en cours qui, je l’espère, prendra une forme plus complète dans les mois à venir. Voici les autres paragraphes possibles :
– K. et K. : Franz Kafka et Imre Kertezs
– Pourquoi s’embêter avec Adorno?
– Conclusions )
Bibliographie
Altounian J. (2000). La survivance. Traduire le trauma collectiv. Paris, Dounod.
Arendt H. (1958). L’Humaine condition politique. Paris, Ed L’Harmattan, 2001.
Benjamin W. (1920). Pour la critique de la violence. Dans : Benjamin W., Œuvres complètes.
Freud S. (1912-13). Totem et tabou. OCF-P, XI, Paris,Puf, 2009.
Freud S. (1915). Considérations actuelles sur la guerre et la mort. OCF-P, XII, Paris, Puf, 2009.
Freud S. (1921). Psychologie des masses et analyse du moi. OCF-P, XVI, Paris, Puf,1991.
Freud S. (1925). Autobiographie.
Freud S. (1933). Pourquoi la guerre? OCF-P, XIX, Paris, Puf, 1995.
Kahn L. (2018). Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse. Paris, Puf.
Jouanian O. (2017). Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi. Paris, Puf.
Zaltzman N. (2007). L’esprit du mal. Paris, Édition de l’Olivier.
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