Objets transférentiels et réorganisation du sujet

par Paul Denis

(Paul Denis (Paris), Membre Titulaire della Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.).

*Pour citer cet article:

Denis P, (2024). Objets transférentiels et réorganisation du sujet, KnotGarden 2024/2, Centro Veneto di Psicoanalisi, pp.100-118.

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L’une des difficultés du thème de notre colloque tient au fait que si la notion d’objet est aisément définissable sur le plan métapsychologique – objet de la pulsion, objet d’amour, objet d’investissement – la notion de sujet est plus floue, difficile à cerner, et a pris à travers la notion d’intersubjectivité une dimension centrale dans le discours psychanalytique d’aujourd’hui. Freud emploie rarement le terme de « sujet ». C’est sans doute dans Pulsions et destins des pulsions que l’usage qu’il en fait permet le mieux de percevoir ce qu’il aurait pu définir de façon plus précise. Pulsions et destins des pulsions est écrit alors que la notion de narcissisme a déjà été introduite par Freud et que « le moi » qui désignait jusque-là, globalement, la personnalité psychique connaît les premiers coups de scalpel qui aboutiront à sa « décomposition » : Freud y évoque le moi-plaisir, le moi-réalité. Dans Pour introduire le narcissisme apparaît « le moi idéal », préfiguration du surmoi. Le « moi » ne désigne donc plus un ensemble mais une partie de l’ensemble que le terme désignait autrefois.  Il est donc nécessaire de réintroduire une notion qui désigne un tout qui rassemble les phénomènes psychiques d’une personne ; la notion de self est venue de cette nécessité, la notion de « sujet » en découle également. Dans Pulsions et destins des pulsions Freud, qui perçoit cette nécessité, évoque « le moi total », « le moi-sujet » … A propos du retournement du sadisme en masochisme il écrit qu’« …une personne étrangère doit assumer le rôle du sujet ». Le « sujet » ne se réduit donc pas au moi mais désigne un ensemble de composantes, sorte d’attelage que le moi est censé diriger. Mais cet ensemble « sujet » se réfère certes au moi lui-même mais aux autres. C’est un « soi-même » capable de se considérer lui-même – l’idée de « sujet » implique une dimension de réflexivité : « soi-même comme un autre » selon l’expression de Paul Ricœur, mais aussi de se situer par rapport aux autres : « soi-même pour un autre » comme je l’ai formulé. De ce point de vue la place du « concern » de Winnicott, et surtout de la culpabilité tient une grande place. « Si l’objet est connu dans la haine, le sujet se découvre à lui-même dans la culpabilité : il y a un péché originel du sujet » (Denis, 1991, 189) L’avènement du surmoi est pour nous corrélative de celle du sujet. En voici un exemple, L’enfant que j’ai battu de Léon Paul Fargue : « Le cher enfant. Je le vois encore avec une fixité exquise et terrible, assis sur un banc de pierre, songeur et penché, dans son petit costume marin au béret et à l’ancre d’or, et tel qu’au jour d’angoisse où je frappai sa bonne figure…», écrit Léon Paul Fargue qui évoque ensuite la permanence en lui de ce souvenir devenu figure de sa culpabilité: « Les soirs où je prends ma part d’une fête, j’ai envie de m’enfuir quand j’y pense […] Et il m’arrive de rêver que je le retrouve, homme enfin, noir et bête, abrupt indolore et cruel – et qu’il est beau, et fort, et riche, dans un endroit de plaisir, avec une cravate indicible, et que mon pauvre vieux remords ne lui arrive pas à l’épaule… » (Denis, 1991, 188)

Tout ce qui porte atteinte au fonctionnement du surmoi – du surmoi héritier du complexe – tend à désorganiser le « sujet ». Au pire cela peut aboutir à une véritable « désubjectivation » que l’on peut observer dans certaines circonstances. Toute relation amoureuse par exemple ouvre les instances ; ne dit-on pas, à propos de l’ami très investi d’un adolescent : « c’est son dieu »? Comme le dit Freud, dans « Psychologie des foules et analyse du moi », le leader d’une foule prend la place de l’idéal du moi. La soumission au chef d’une bande d’adolescents suspend le fonctionnement du surmoi de chacun des membres du groupe qui s’engagent dans des conduites que leur surmoi ne le leur aurait pas permis. On peut voler ou violer sans culpabilité puisque le leader le permet ou le prescrit. Les sectes sont des entreprises de désubjectivation. « Désubjectiver, abolir la culpabilité, nécessite de mettre en œuvre une véritable politique de confusion qui bouleverse les instances et les défait » (Denis, 1991, 190).

La situation analytique n’est pas à l’abri du risque de provoquer une désubjectivation chez tel patient qui est précisément venu pour se réorganiser. Tout ce qui s’assimile à une forme de séduction narcissique de la part de l’analyste a un effet de désubjectivation, tout ce qui laisse penser au patient que l’analyste ne s’interdit rien, n’obéit qu’à son bon plaisir, affaiblit son surmoi et, partant, affaiblit le « sujet » en lui.

Du côté de l’objet la définition est plus aisée à cerner : l’objet est défini par l’investissement qui s’attache à lui. René Diatkine disait : « l’objet est la métaphore topique de l’investissement », topique au sens topologique, l’objet est un lieu d’investissement. Tout élément peut être « objectalisé » que ce soit une personne ou un élément du fonctionnement mental ou corporel de soi-même ou d’une autre personne…

Evoquer le « parcours de l’objet au sujet » invite à reconsidérer la relation d’objet mais en envisageant le destin de ce qui vient de l’objet dans cette relation ; et, dans la cure, le rôle de l’objet transférentiel, son sort et celui de ses différents avatars. Et donc le pouvoir du contre-transfert. Du côté de l’analyste le patient est investi comme objet de deux façons, sur un mode relationnel d’une part, la personne du patient étant un objet d’investissement qui organise quelque chose dans le psychisme de l’analyste, et d’autre part, et c’est le plus crucial, le fonctionnement psychique du patient est investi pour lui-même, investissement inhibé quant au but, modalité particulière de sublimation.

 

Désorganisations et crises du sujet

Une rupture dans la continuité du fonctionnement psychique constitue une sorte de « crise », au sens d’une rupture d’équilibre, que le sujet est d’abord capable de rétablir en puisant dans ses ressources personnelles jusqu’à ce qu’il ait besoin d’un « autrui » grâce auquel il se réorganisera. Tout au long de la vie psychique se succèdent des moments de rupture d’équilibre plus ou moins marqués, crises grandes ou petites qu’il faut rattraper. Les petites crises quotidiennes sont reprises par le recours au jeu des représentations, et par la mise en œuvre des ressources autoérotique ; plus marquées elles nécessitent de recourir à quelqu’un, ici au rôle d’un objet, pour être rattrapées. Mais les petites ruptures de continuité peuvent être à peine ressenties de même que l’on ne remarque plus, lors de la marche, le petit déséquilibre nécessaire à chaque pas, automatiquement rattrapé.

Henri Atlan[1] évoque comme caractéristique de la régulation des organismes vivants l’existence de « crises mineurs continuellement rattrapées ». Sur le plan psychique, tout au long de notre vie nous traversons donc des « crises mineures » que nous rattrapons continuellement avec plus ou moins d’aisance ou de difficulté. Majeures ces crises constituent des « catastrophes » au sens de René Thom, – le mot, saisi étymologiquement, indiquant un bouleversement profond, pas forcément malheureux – lesquelles exigent d’importants efforts et des conditions favorables à leur réorganisation. C’est par exemple le cas, pour un enfant jeune, de la perte de l’un de ses parents, c’est le cas de l’adolescence, de la première grossesse, de tout changement majeur infligé au fonctionnement psychique par un événement intérieur, psychique, corporel ou socio-familial.

Ces crises qui touchent le fonctionnement du sujet ne peuvent pas toutes être envisagées sur le modèle du deuil qui consiste en un désinvestissement progressif de l’objet perdu et l’investissement de la libido libérée sur d’autres objets. Du reste, dans ce modèle du deuil, le rôle d’autres personnes, et d’autres objets d’investissement, est très important. On peut même dire que l’on ne peut pas élaborer – tout seul – une expérience de deuil.

Dans la cure la question de l’élaboration ne se limite pas à celle de l’élaboration des conflits par l’interprétation. Il s’agit de donner forme à l’excitation soulevée par la situation analytique elle-même. Le modèle du pare-excitation, proposé par Freud, soutient plus une idée de protection qu’une idée d’utilisation de la surcharge de libido. Le modèle de la transformation par la mère, pour son bébé, d’éléments beta en éléments alpha peut dans une certaine mesure se transposer à l’analyste mais, s’il décrit un résultat, il ne permet guère de se représenter le travail psychique correspondant. Dans le parcours de l’objet-analyste vers le patient-sujet quelque chose se trouve créé qui ne préexistait pas. Ce qui est en nous pendant ces temps de surcharge d’excitation en séance, ce qui est dans l’esprit du patient n’est pas directement saisissable. « Tout cela est en nous ! Et pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? Entre nous et notre propre conscience un voile s’interpose, un voile épais pour le commun des hommes, un voile léger presque transparent pour l’artiste et le poète » dit Bergson[2]. Il faudrait ici ajouter le psychanalyste. Pour Bergson en effet l’art est ce qui permet d’entrer en contact avec la nature, avec notre monde intérieur « si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous mêmes, je crois bien que l’art serait inutile. » Dans nombre de ses interventions le psychanalyste profère quelques bribes d’un art, création instantanée qui donne au patient un support pour penser ce qu’il éprouve.

La première séance de l’analyse avec cette patiente, au premier jour de la rentrée après de grandes vacances avait été pour le moins inhabituelle. Ma patiente était arrivée avec un mouchoir sur l’oreille car elle saignait assez abondamment de son oreille. Allongée elle avait commencé par dire qu’elle avait une otite qui s’était perforée et donc saignait ; puis, après un court silence elle avait manipulé son mouchoir sur son oreille et avait : « J’ai l’impression d’avoir mes règles » ce qui m’avait fait lui dire : « On dit que les enfants se font par l’oreille ». Et la patiente associe sur un avortement que son pédiatre avait pratiqué sur elle, grande adolescente, en la faisant beaucoup souffrir.

Le lendemain elle commence la séance de la façon suivante : « En sortant de chez vous je suis allée à l’hôpital voir l’ORL [spécialiste des oreilles] il m’a dit : « On devrait interdire les cotons-tiges …» [C’était elle même qui s’était fait saigner l’oreille].

Le demande d’analyse de cette femme, célibataire, avait été directement reliée par elle au projet d’adopter seule un enfant. Je n’avais pas directement présent à l’esprit ce projet lors de cette première séance mais j’en avais sans doute inconsciemment la mémoire. Elle vient me voir pour m’entendre et avoir un enfant grâce à cela, et répète symboliquement l’avortement d’autrefois… Ce que j’ai dit sans le vouloir tobaiy juste et lui a permis de parler au lieu de rester fixée sur les conséquences de son passage à l’acte. Il s’est agi d’une sorte de création de ma part.

Indépendamment de la valeur d’élément intermédiaire entre la pensée de l’analyste et celle de son patient, cette « réplique » – tirée de de Molière – a le mérite de faire percevoir à la patiente en question que son analyste, bien que sollicité par quelque chose qui aurait pu avoir une portée traumatique pour lui, répond sur un plan psychique et de façon organisée, qu’il n’est pas gagné ni débordé par l’émotion. Elle peut donc s’identifier à quelqu’un qui ne se laisse pas désorganiser par l’émotion. Cet aspect a été décrit, bien avant la psychanalyse, par Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux. Il emploie le terme de « sympathie » – nous dirions aujourd’hui empathie.

Adam Smith part de la constatation que « nous n’avons pas une expérience immédiate de ce que les autres hommes sentent » et que « nous ne pouvons [nous] former une idée de la manière dont ils sont affectés qu’en concevant ce que nous devrions nous-même sentir dans la même situation ». […] « Ce sont les impressions de nos sens seulement et non celles des siens que nos imaginations copient. Par l’imagination nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l’intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne. Et par là nous formons quelque idée de ses sensations […] alors nous tremblons et frissonnons à la pensée de ce qu’il sent ». Et encore : « …la sympathie ne nait pas tant de la vue de la passion que de celle de la situation qui l’excite ». Autrement dit l’émotion ne se transmet que par la communication d’une représentation que nous rapportons à nous-même. Mais Adam Smith souligne aussi « le plaisir de la sympathie réciproque », lequel fait partie du plaisir de l’analyse pour le patient comme pour l’analyste. Mais surtout il décrit une sorte de mécanisme de régulation des émotions via ce que l’on pourrait appeler une sympathie croisée, plus que réciproque, mécanisme que l’on voit fonctionner dans l’analyse : la personne affligée « ne peut espérer obtenir cette consolation [apportée par l’unisson des sentiments] qu’en affaiblissant sa passion jusqu’à cette hauteur à partir de laquelle les spectateurs deviennent capables de l’accompagner. […] De même que les spectateurs se placent continuellement dans sa situation et, pour cette raison conçoivent des émotions similaires aux siennes ; de même cette personne, se mettant constamment à la place des spectateurs, finit par éprouver quelque degré du détachement avec lequel elle sait qu’ils considèrent son sort. […] sa sympathie la pousse à regarder sa situation dans une certaine mesure avec les yeux des spectateurs. […] L’esprit est donc rarement perturbé au point que la compagnie d’un ami ne lui rende en quelque degré sa tranquillité et son calme ». Ces mécanismes sont constamment présents au cours de l’analyse, bien que peu abordés par la théorie. Ils font partie de ces « parcours » réciproques entre patient et analyste, le sujet de l’un étant l’objet de l’autre.

Mais si le rôle d’amis, de nouvelles connaissances, d’investissements sociaux ou religieux est très évident lorsqu’il faut faire face à des crises mineures, lors d’une perte majeure frappant le sujet, le rôle pas seulement d’un autre, d’une personne pas seulement bienveillante mais d’un psychanalyste, d’un objet transférentiel, capable de s’identifier à des souffrances psychiques profondes s’avère nécessaire. Ces moments ou ces temps de crise correspondent à une sorte de désunion des forces, des identifications, des instances dont le jeu synergique – l’attelage –, assure le fonctionnement du sujet. Cette désunion s’exprime très largement par un changement dans l’équilibre économique, dans la quantité des charges réparties entre les différentes composantes du sujet. Le partage entre les investissements narcissiques et les investissements d’objets est évidemment changé, globalement, dans ces situations de désunion mais c’est aussi dans la façon dont sont regroupés ou libérés les investissements dans ces deux registres. Le désinvestissement de telle instance, de telle fonction psychique, déstabilise l’ensemble. Le point de vue économique est ici essentiel.

 

Processus analytique et point de vue économique

On envisage en général le processus analytique surtout sous les angles dynamique et topique : remaniements topiques, celui des instances, en particulier le moi, et celui des changements dynamiques liés à l’interprétation, l’accent étant mis sur le sens plus que sur « la force » laquelle est liée au point de vue économique. Pourtant Freud a insisté sur la dimension économique de « la maladie » et de la cure, il évoque « … la puissance irrésistible du facteur quantitatif… » (Freud, 1937, 241).

Il me semble indispensable d’envisager le processus analytique du point de vue économique, à la fois dans son économie générale et dans l’économie des divers échanges entre le sujet-patient et son objet analyste. Au cours du déroulement d’une analyse de multiples « crises » minimes ou grandes, se succèdent, et aussi quelques « catastrophes » heureuses ou dramatiques. Le rôle de l’analyste, par les différents moyens dont il dispose, consiste à permettre au patient – et au moins à ne pas empêcher celui-ci – de les « rattraper ». Avec cette particularité qu’il ne s’agit pas forcément pour le patient de retrouver son mode d’équilibre antécédent mais un équilibre différent, et recherché meilleur, c’est-à-dire moins contraignant, plus fertile, plus créatif. 

Dans le parcours qui va de l’objet analyste au sujet-patient le premier temps est constitué par l’instauration de la situation analytique. L’analyste en imposant le cadre de l’analyse exerce une véritable OPA, sur le psychisme du patient certes, mais aussi sur toute une part de la vie du patient : une grande part de son temps est soustraite à celui qu’il consacrait à sa vie familiale, sociale et amoureuse, à ses loisirs, une part substantielle de ses ressources financières est exigée de l’analyste. L’équilibre d’ensemble de la vie du patient est touché introduisant une crise inaugurale. C’est plus du reste une « catastrophe » au sens de René Thom qu’une simple crise, la catastrophe initiale provoquée par l’installation du cadre : la position allongée sans perception du visage de l‘analyste, la règle fondamentale « dire tout ce qui se présente à l’esprit… » (et non pas « tout dire » qui aurait un caractère d’interrogatoire ) mais aussi la durée fixe des séances et last but not least la présence attentive et bienveillante de l’analyste : la présence attentive bienveillante et prolongée d’un autre n’est pas une expérience si fréquemment vécue. Ajoutons que la présence physique de la personne du praticien implique une forme de sollicitation d’ordre sexuel, et tout cela à titre onéreux. L’économie des séances est donc soumise à des conditions complètement différentes de toute autre situation de rencontre. Si l’on n’y a pas pris garde, la mise en œuvre du cadre peut avoir un effet purement et simplement traumatique. Parfois la seule prise de rendez-vous en vue d’une analyse y suffit. Je me rappelle un patient qui, entre le moment où il avait appelé au téléphone et son premier rendez-vous, s’était engagé dans un passage à l’acte homosexuel, action inédite pour lui. D’autres ne reviennent pas au second entretien proposé, ou acceptent, après quelques semaines à peine d’analyse, une situation géographiquement située de façon incompatible avec le projet de cure.

La particularité de cette situation renversant l’équilibre antécédent est qu’un remède possible est proposé en même temps que le poison : un ensemble nouveau d’investissements possibles : la personne de l’analyste, son bureau, ses livres, son quartier, la psychanalyse en général, mais surtout la parole de l’analyste…

Du côté de l’analyste la crise, la dimension de « catastrophe » inaugurale provoquée par l’installation d’un nouveau patient sur son divan est indéniable. Même s’il est très expérimenté, il est exposé aux sollicitations et discours d’une personne dont il ne connaît rien, ou presque rien, en dehors de ce que celle-ci lui a dit au cours des entretiens préliminaires, et il n’est pas deux patients semblables, pas de recettes toutes faites, tout est à réinventer à chaque fois. Et il peut entendre ensuite des aveux qui peuvent avoir une valeur traumatisante et désorganiser le mouvement de son contre-transfert, déclencher une contre attitude incompatible avec la bienveillance et la neutralité nécessaires, il faut que l’analyste puisse s’identifier à son patient. Une collègue, depuis longtemps disparue, avait dû confier à quelqu’un d’autre un biologiste très en difficulté, très mal avec lui même : il avait assassiné l’un de ses enfants – de quelques semaines – en lui inoculant une culture microbienne. Mais ce peut être aussi quelqu’un dont la souffrance pathétique nous touche au plus haut point. Dans un registre plus souriant un patient ou une patiente très ou trop séduisants peuvent soulever des éprouvés au potentiel désorganisant, ou des inflexions du contre transfert qui peuvent s’avérer critiques, « crises » qu’il faut « rattraper ».

Les simples demandes d’aide et d’amour du patient, ses cris d’appel, ne prennent évidemment pas la forme de celles des enfants à l’égard de leurs parents ; elles  sont en général, indirectes, apparaissent dans des rêves, c’est-à-dire formulées de façon symbolique ou encore dans des associations, ou encore constatées sans illusion, parfois avec humour, et aisées à relier pour l’analyste – par une interprétation « tendre», c’est-à-dire sans excitation, un mot juste parfois suffit – aux personnes auxquelles le patient s’adresse à travers l’analyste. Le tact de l’analyste est l’équivalent, dans la cure, de la tendresse maternelle. Il y a une économie bien tempérée de l’interprétation – et des interventions – qui apporte à l’un et à l’autre des protagonistes de la séance analytique un plaisir du fonctionnement mental et permet une redistribution progressive des investissements du patient. Il peut y avoir des moments idéaux sur ce mode, mais l’harmonie du déroulement de l’analyse n’est pas constante… Nous voudrions évoquer deux cas de figure : celui de « l’agir de parole » au sens de Jean-Luc Donnet, et surtout celui de la réaction thérapeutique négative.

 

L’agir de parole

L’agir de parole prend la valeur d’une demande d’aide, d’un appel – d’un « cri » verbalisé en somme –, qui sollicite directement l’analyste. Ces agir de parole correspondent à des moments de désorganisation – temps de crise momentanée mais assez typée – qui ont, en retour, un certain pouvoir de désorganisation sur l’analyste lequel ne dispose pas forcément des repères historiques suffisants pour une interprétation du transfert. S’il « interprète » cela ne rétablit pas un fonctionnement plus associatif chez le patient qui continue à demander directement de l’aide ; s’il se tait le patient insiste sur le même mode et sa « crise », sa désorganisation, s’accentue. La recherche de l’analyste, guidée par ce qu’il éprouve contre-transférentiellement va l’amener à donner au patient des paroles susceptibles de lui faire retrouver le contact avec lui-même, avec son propre psychisme – et avec son analyste –, au lieu de le laisser réclamer une aide qui lui serait transfusée, et ne peut être que lui être refusée faute d’être possible. L’analyste est ainsi obligé à développer une contre-parole que le patient puisse investir, qu’il la trouve juste ou non, pour rattraper le moment de désorganisation qu’il traverse. Contre parole offerte au patient comme objet d’investissement instantané. Ces contre paroles de l’analyste sont généralement de l’ordre d’hypothèses personnelles sur ce qui a pu troubler le patient, de constructions, non pas tant historiques mais portant sur des éléments qui ont pu avoir une valeur désorganisatrice récente. « Ce que vous me demandez me fait penser que je ne vous ai prévenu de mon absence de la semaine prochaine qu’il y a deux jours seulement ». C’est souvent le sentiment d’un moment d’éloignement de l’analyste, ou d’incompréhension qui induit un agir de parole. Devant le « cri » du patient, devant son acting en paroles, l’analyste contre-parle, prenant le discours du patient à bras le corps. Ce faisant il se montre et renforce le versant relationnel du transfert, c’est-à-dire l’investissement de sa personne avec la valeur réorganisatrice que cet investissement peut comporter.

 

La réaction thérapeutique négative

La réaction thérapeutique négative peut être considérée comme résultant d’une rupture de continuité, d’une « crise » qui ne se rattrape pas malgré les interprétations de l’analyste où ses « contre-paroles ».

Les échecs des interprétations et interventions de l’analyste témoignent et font partie de la « réaction thérapeutique négative ». Denise Braunschweig et Michel Fain l’évoquent ainsi : alors que le patient a fourni des associations et l’analyste des interprétations « …curieusement ces interprétations amènent un effet paradoxal : au lieu de donner lieu à un enrichissement du discours, à de nouvelles remémorations, à des associations, à des récits de rêve, etc., on dirait qu’elles éteignent les réminiscences et effacent les traces mnésiques du refoulé secondaire » […]. « … on se trouve devant un fonctionnement mental en voie de dégradation, tournant à vide, répétitif, monotone ». Le caractère répétitif des propos du patient plaide pour le rapprochement de la réaction thérapeutique négative avec les états traumatiques, au cours desquels le débordement par l’excitation de l’appareil psychique se maintient tant qu’une voie nouvelle pour l’investissement ne s’est pas ouverte, ou que des des objets nouveaux n’ont pas été investis. L’extinction des réminiscences, l’effacement des traces mnésiques évoqué par Michel Fain et Denise Braunschweig fait partie des états traumatiques massifs mais aussi plus transitoires au cours desquels le sujet dit avoir « oublié ». Stendhal – auteur milanais de langue française – l’avait noté sur lui-même : « Le trouble extrême chez moi détruit la mémoire » (Stendhal, 373).

L’issue à un état traumatique passe par l’investissement d’objets nouveaux, de personnes bien entendu mais aussi d’objets psychiques, de phénomènes corporels. Stendhal encore, écrivait : « Entre le chagrin et nous il faut mettre des faits nouveaux fut-ce de se casser un bras » (ibid., 168) Cela se transpose ainsi : entre un état traumatique et nous il faut mettre des faits nouveaux, fut-ce de se casser un bras – ou tomber malade. De ce point de vue il faut prendre en considération la valeur économique des transferts latéraux dans l’équilibre de la cure.

Considérons donc que la réaction thérapeutique négative relève d’une surcharge économique, d’une surcharge d’excitation que le patient n’arrive pas à élaborer malgré les interventions de son analyste. Cet excès d’excitation, criant, même s’il est réprimé par la répétition, la monotonie, l’effort pour s’en vider l’esprit, peut avoir différentes sources. L’une, fréquente, que les analystes préfèrent ne pas s’avouer, est la conséquence de leur façon de faire, de leur façon d’être,  avec ce patient là : excès de silence, provoquant chez le patient une excitation par défaut, par manque de soutien à l’élaboration psychique de leurs conflits ; erreurs techniques ou contre transférentielles comme la suppression répétée  de séances, des retards, des interprétations sauvages ou tombant « à côté », laissant penser au patient qu’il n’est pas entendu mais lâché.  Ce peut être un accident de vie qui touche le patient, mort inopinée, licenciement, rupture sentimentale brutale « imprévisible » etc… En troisième lieu ce peut être la conséquence d’un changement dans l’économie de la cure elle-même, conduite jusque là sans erreur manifeste ni discontinuité. C’est alors la levée d’un refoulement jusque là presque étanche qui ramène au jour une fantasmatique très excitante que son adresse à l’analyste rend difficile à supporter et que l’élaboration interprétative n’arrive pas à tempérer ni à mettre en forme…

Le point commun aux différentes formes de la réaction thérapeutique négative est qu’elles poussent le patient à quitter l’analyse ; c’est même, en pratique, ce qui la définit, l’expression de sentiments hostiles par patient à l’égard de son analyste n’exprimant souvent qu’une forme d’attachement paradoxal. La fuite du patient est ce qui se produit si l’on n’arrive pas à contrer l’état traumatique qui sous-tend la réaction thérapeutique négative. L’expression d’une certaine agressivité du patient ne constitue pas forcément une réaction de négativité, elle peut même avoir une valeur provisoirement réorganisatrice par l’investissement d’objet qu’elle représente. A l’inverse un investissement trop chaud, passionnel, de la part du patient peut avoir un effet désorganisateur pour le processus psychanalytique et constituer une réaction thérapeutique négative.

Denise Braunschweig  a même pensé qu’un excès de bienveillance de l’analyste pouvait être à l’origine d’une réaction thérapeutique négative : « …l’un de nous , à partir de la remarque de Freud en 1937 sur l’impossibilité pour un psychanalyste d’être volontairement agressif avec un patient, a tenté d’imputer des difficultés techniques, apparentées à la réaction thérapeutique négative, à un excès de bienveillance dans la neutralité du psychanalyste » cet « excès de bienveillance » aurait l’effet d’un « trop de présence ». (Braunschweig & Fain 2010, 156) Nous dirions d’une surcharge d’excitation lié à la présence physique de l’analyste, le « trop » de bienveillance étant ressentie comme une rupture séductrice de la neutralité.

 

 

 

Actualisation traumatique et contre-parole

Naturellement, l’analyste est soumis au fait que, le plus souvent, au lieu de se remémorer, le patient agit, reproduisant des configurations relationnelles d’autrefois qu’il adresse maintenant à l’analyste. Parmi ces situations certaines ont été traumatiques et leur reviviscence transférentielle actualise ce traumatisme. L’analyste ne se trouve plus en face d’un conflit dont il est possible d’interpréter les éléments, et de permettre au patient de le reconfigurer. En fait on ne peut « analyser » un traumatisme qu’après coup, après que le fonctionnement psychique a retrouvé une certaine organisation. Qu’il soit actuel ou résulte d’une réactualisation, l’état traumatique – l’excitation chaotique qui le caractérise –, ne permet pas l’interprétation. « Dans les états de crise aigüe, l’analyse n’est pour ainsi dire pas utilisable » écrit Freud (Freud, 1937, 247), l’analyse c’est à dire l’interprétation. Paulette Letarte exprime de façon énergique cette inadéquation de l’interprétation que le patient ne peut utiliser lorsqu’il y a un débordement économique : « Si je suis plongée dans l’eau bouillante et que vous me dites que cela représente le feu de mes passions, il pourrait s’agir d’une interprétation tout à fait juste, mais elle serait inopportune ! Encore faudrait-il que je sois revenue à une température à peu près normale pour pouvoir penser » (Letarte, 2018, 173). La réaction thérapeutique négative pousse le patient à fuir l’analyse à raison même de la violence qu’elle contient : la fuite l’agit tout en protégeant l’analyste d’une violence directe. Cependant l’excitation traumatique soulevée au cours d’une séance d’analyse peut tendre à s’exprimer par le cri d’un passage à l’acte, sorte de hurlement silencieux. Il arrive que l’analyste le sente venir et puisse intervenir pour en éviter le surgissement. Michel de M’Uzan racontait volontiers ce qui lui était arrivé un jour. Une patiente, susceptible de moments psychotiques venait à heures fixes et parlait d’une émission de radio qu’elle écoutait fidèlement, en direct : Grégoire et Amédée. Elle était persuadée que de M’Uzan était l’un des deux fantaisistes de l’émission. Un changement l’amène à venir à sa séance à un horaire inhabituel. Elle arrive armée d’un transistor et d’un pistolet qu’elle sort de son sac. Elle allume son poste de radio et l’on entend… Grégoire et Amédée. Donc son analyste n’est pas l’un d’eux… « A la fin de l’émission, vous aurez cessé de vivre… » annonce-t-elle, et elle écoute Grégoire et Amédée tenant d’une main son transistor et de l’autre le pistolet… Le temps passe, puis Michel de M’Uzan intervient : « En écoutant votre émission au lieu de faire votre séance, vous perdez de l’argent ». La patiente acquiesce et range son arsenal. Peut-on dire d’une telle intervention qu’elle est de l’ordre d’une interprétation ? Non. Elle a ramené l’investissement de la patiente à la réalité de la séance, à la présence de la réalité de son analyste. Nous pouvons imaginer que l’analyste avait eu l’occasion de connaître l’importance des questions d’argent pour sa patiente et que l’évocation de l’argent risquant d’être perdu animait un investissement à valeur organisatrice.

On trouve chez Paulette Letarte un exemple de contre parole particulièrement éloquent. Une patiente qu’elle reçoit après que celle-ci a agressé physiquement plusieurs analystes, arrive exaspérée à sa séance, dans une sorte d’atmosphère de passage à l’acte : « Je comprends que dans des moments d’exaspération vous ayez envie de passer à l’action. Supposons que vous ramassiez les coussins qui sont derrière vous et que vous les lanciez au milieu de la pièce… » La patiente écoute, intéressée ; elle dissimule à peine un sourire espiègle. L’analyste poursuit : « Il est certain que je n’intercepterais pas les coussins !  Nous avons dépassé l’âge des batailles d’oreillers. Mais qu’est-ce qui se passerait alors ? Je ne sais pas. Une seule chose est certaine, c’est que je cesserais de penser à vous et que je penserais à mes coussins … Et vous ne me payez pas pour ça ! » (Letarte, 2018, 174-175). La patiente a pu dire qu’elle avait failli s’engouffrer dans ce passage à l’acte, à l’évocation d’une mère interdictrice qu’il lui fallait chasser. Il ne s’agit pas, là non plus d’interprétation mais d’une prise, par des mots, sur un état intérieur de la patiente. Là aussi la réalité de la situation réciproque de l’analyste et du patient est resituée : « vous ne me payez pas pour ça ».

 

Puissance irrésistible de la quantité

Dans toute la première partie de « Analyse sans fin et analyse avec fin » Freud montre bien comment les crises dans l’analyse, les résistances et la réaction thérapeutique négative, dépendent de la dimension quantitative, de la force des pulsions, de la quantité. Et combien un patient, dans ses résisances, répugne à abandonner un système d’investissements qui risquerait de le plonger à nouveau dans la désorganisation. Le point de vue économique suffit. Il n’est nullement nécessaire de faire intervenir la pulsion dee mort, ce que Freud fait pourtant. De la même manière l’idée d’un « roc biologique » sur lequel buterait l’analyse, n’est pas n’cessaire pour rendre compte du refus de la passivité. La passivité redoutée est celle de la valeur traumatique de l’excitation libidinale lorsqu’elle perd ses attaches à un système de représentations de refoulement et de répression, lorsqu’elle ne parvient pas à s’investir et à conduire à une expérience de satisfaction. Ce débordement par la quantité peut entraîner la défaite du sujet, sa désorganisation, laissant le patient seul, désorienté, incapable de se diriger. Mais cette angoisse dépersonnalisante peut trouver une solution dans une sorte de suicide moral, le sujet s’immolant à lui-même et se confiant entièrement à un autre, gourou, chef de bande, partenaire sexuel, ou… psychanalyste. Certaines formes de transfert passionnel relèvent d’une sorte d’aliénation de cet ordre, très difficile à traiter pour l’analyste qui en est l’objet, mais que, théoriquement du moins, celui-ci peut résoudre s’il en perçoit la valeur reconstructrice.

 

[1] Le cristal et la fumée 1979,148.

[2] Bergson H. Enregistrement, 3 jui 1936, « Quel est l’objet de l’art ? » .

Références bibliographiques

 

Braunschweig D. & Fain M. (1974/2010). Le démon du bien ou les infortunes de la vertu. Rev. Fr.  Psychosom. N° 37, 2010.

Denis P. (1991/2013). Sujet, surmoi, culpabilité et utopie. In De l’exaltation. 187-190. Le filrouge. Paris, P.U.F.

Freud S. (1937/1983). Analyse avec fin et analyse sans fin. Résultats idées problèmes. Traduit par J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, 231-268, Paris, P.U.F.

Letarte P. (2018). De quelques passages à l’acte. In Entendre la folie. 159-175. Paris. P.U.F.

Smith A. (1759-1999). Théorie des sentiments moraux, Traduit par M. Biziou, C ;Gautie, J.-F. Pradeau. Paris. P.U.F.

Stendhal (1832-1836/1956). Vie de Henri Brulard. In Œuvres intimes.37-452. Paris, Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade.

 

Paul Denis, Paris

Société Psychanalytique de Paris

paul.denis54@orange.fr

*Pour citer cet article:

Denis P, (2024). Objets transférentiels et réorganisation du sujet, KnotGarden 2024/2, Centro Veneto di Psicoanalisi, pp.100-118.

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